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La honte du créole

par Jean-Claude Louis

Alors que je prenais un verre la fin de semaine écoulée avec un ami québécois dans un bar à tapas sur la rue Mont-Royal, celui-ci me posa une question très intéressante. C’était l’une de ces questions philosophiques qui vous prend par surprise alors que votre état ne vous permet pas du tout d’entamer de discours cohérent : “Est-ce que la langue créole ne contribue pas à isoler de plus en plus le pays et à fermer le peuple encore plus dans la pauvreté?” Au lieu de monter vite au créneau et crier ce mot populaire qu’auraient lancé plusieurs de mes frères de couleur, je posai ma pinte de bière noire… Mais bon nombre de parents haïtiens élèvent leurs enfants à penser de la sorte!

Avant de nous immiscer dans le débat, définissons en quelques mots l’origine de la langue créole. Ramenés directement d’Afrique, les esclaves des Antilles étaient entourés de français, anglais et espagnols qui ne faisaient que se tirer dessus. Beaucoup d’entre eux venaient de tribus différentes et n’étaient liés que par la souffrance et l’atrocité que ces colons leur faisaient endurer…. Alors s’ils devaient sortir de ce charabia, il fallait absolument communiquer. Ils allièrent donc phonétiquement plusieurs mots français, anglais, espagnols et sans doute quelques termes africains ( lesquels? bonne question!) et le créole est né. C’est pour cela que l’expression “kouman ou ye” traduite à la lettre veut dire “comment you est” ou “comment tu es” ou encore “comment vastu“. D’ailleurs, plusieurs mots du joual québécois tirés de l’ancien français, comme par exemple le terme “isit”, se retrouvent dans la langue créole… Et voilà décrit très simplement, le passé tumultueux de notre langue.

Le créole contribua largement à l’établissement d’une communauté d’esclaves noirs, à l’aboutissement d’une révolte et à l’indépendance d’une île mais il n’a jamais vraiment été une fierté pour le peuple haïtien, ou plutôt pour l’élite haïtienne. Les valeurs du créole sont chantées certes à haute voix dans la chanson et dans les livres, mais dans les coulisses, c’est une toute autre histoire. Je vais d’ailleurs vous dévoiler trois grandes règles ou commandements de l’éducation linguistique en Haiti :

1er Commandement : Tu ne t’adresseras jamais à tes parents en créole ( à moins que tu sois majeur!)

2ème Commandement : Tu n’aborderas JAMAIS une jeune fille en créole (à moins que ce soit ta sœur et ceci,  bien sur,  en l’absence de tes parents!) sinon tes chances de réussite deviennent nulles et la jeune fille courtisée partira en courant!

3ème Commandement : Tu ne parleras jamais le créole à l’école.

Je dois vous avouer que je n’ai jamais compris le troisième commandement. Le créole a été inclus comme cours obligatoire dès la première année du primaire avec toutes ses règles de grammaire et il m’était interdit de le parler à l’école? Un enfant n’a pas besoin d’avoir toute sa tête pour être confus par ce règlement… Et le plus drôle dans cette démarche est l’imposition de cette règle aux professeurs… Je n’ai jamais oublié cette scène de mes 16 ans, pendant le dernier cours de physique de l’année académique où le prof, se croyant en sécurité, lâcha prise et s’adressa à nous dans la langue interdite. Mais le frère-directeur de l’établissement avait une technique de “sniper” et pouvait faire irruption dans la salle de classe en toute discrétion. Et le voilà, sans s’annoncer, debout devant le tableau alors que nous étions en pleine discussion sympathique avec le prof. La vitesse et l’habilité avec lesquelles notre prof virevolta du créole au français furent dignes d’un acrobate du Cirque du Soleil!

Et qu’en est-il de l’accent créole? Mon Dieu. Les règles de grammaire et de syntaxe peuvent être parfaites mais si l’accent dénote une quelconque appartenance au créole, le coupable est un descendant d’esclaves (comme si nous l’étions pas tous sur cette île…) Et attention, cela peut même se manifester dans les résultats des entrevues d’embauche…

Mettons en scène deux scénarios. Deux hommes arrivent à leur réunion dans une entreprise reconnue:

Homme 1 très qualifié : Je suis vraiment désolé, mais ma voiture a eu du mal à démarrer. Il y avait clairement un problème dans l’embrayage.

Homme 2 moyennement qualifié : C’est pas ma faute. J’ai mis la voiture sur neutre mais ça ne voulait pas start.

La candidature de Homme 1 est refusée. Pourquoi? Parce que, en fait, la prononciation donnait ceci: “ suis vraiment désolé, mais ma voiti a i di mal à démarrer…”  Prononcez cette phrase de la sorte en public dans mon cher pays et je peux vous assurer que vous serez la risée de vos auditeurs. La règle d’approbation sociale est pourtant simple: “au diable, les règles! La phrase peut ne vouloir rien dire mais si elle est correctement prononcée avec l’accent de la ville, vous êtes des nôtres.”

 Revenons à la première question de mon interlocuteur : le créole ne contribue-t-il pas à fermer le peuple haïtien encore plus dans la pauvreté? Les statistiques selon Unicef indiquent que 100% de la population parle le créole contre seulement 10% qui s’exprime en français (j’avais dit 40% à mon ami, il faut croire que la bière faisait effet!). La réponse automatique semble être qu’étant donné son statut de pays le plus pauvre de l’hémisphère américain, la relation entre le créole et la pauvreté est directe. Mais le véritable questionnement pourrait être celui-ci : comment un peuple peut-il évoluer s’il ne comprend pas ce que l’élite lui raconte? Il n’y a t-il pas moyen de rendre accessibles les données scientifiques, de l’éduquer en utilisant sa propre langue? Le meilleur exemple est le cas du Brésil, seul pays sud américain dont le portugais est la langue officielle: tout expert linguistique conviendra que la phonétique brésilienne est de loin différente de celle du Portugal. Le Brésil a quand même embrassé son unicité et l’excellence économique fut accessible. Et ne parlons pas de la Suisse avec ses quatre langues officielles!

L’excellent travail réalisé par l’élite haïtienne a été de montrer au peuple, dès son enfance, que sa langue maternelle, sous toutes ses formes, est synonyme d’infériorité. Elle est sympathique du point de vue culturelle, écrite en lettres d’or dans la constitution comme langue officielle, dans les discours populistes, mais du point de vue scientifique et professionnelle, elle n’a sa place que dans la rue… Quand je suis arrivé à Montréal, grande a été ma surprise de constater que la diction tant recherchée par mes frères haïtiens n’était pas un critère de sélection dans les sphères du milieu professionnel: les compétences priment pour assurer le succès des entreprises. Nul besoin d’être un expert en économie pour comprendre que cette formule de discrimination linguistique n’a pas fait ses preuves en Haïti… Le créole est l’une des deux langues officielles du pays, il serait peut-être temps que les familles, le gouvernement et 100% de la population l’assument…