par Jean-Claude Louis
Partager cet événement de mon séjour en Haiti ou le garder en silence présente pour moi tout un dilemme. Le premier voudrait non seulement dire aller à l’encontre de toutes les émotions positives et joyeuses partagées sur ma page Facebook pendant ce séjour de 16 jours sur ma terre natale. Le taire signifierait aller à l’encontre d’une caractéristique principale de ma personne qui est de raconter les événements tels quels et ne pas cacher les blessures de ce pays que j’adore. En choisissant de le divulguer, je ne témoigne pas seulement d’un drame personnel mais d’un drame haïtien vécu par plusieurs ces dernières semaines.
Il est 20 heures et 30, le jeudi 18 février et notre soirée tire à sa fin. Dans le salon, aux côtés de ma mère, mes deux soeurs et de mon ami d’enfance J. que je n’avais pas revu depuis 15 ans, j’échange sur plusieurs sujets, partant de nos années en garderie, du froid montréalais, de mon “abandon” du territoire et même de la vie de couple. Les éclats de rire fusent depuis 3 heures, mais il est venu le temps pour quelques uns de partir. Mon ami n’habite pas loin de chez ma soeur cadette et lui propose de l’accompagner; dans son sac, il a une arme à feu pour sa sécurité. Voulant prolonger la durée de visite de ma soeur et prendre des photos de famille, je la retiens chez nous, elle et ses deux fils. Mon ami nous quitte. 10 minutes plus tard, après la séance photo et les adieux, j’accompagne ma soeur et mes neveux âgés de 12 et 4 ans dans la voiture déjà garée sur la rue devant notre demeure.
La pénombre a envahi la chaussée. Mes neveux ont déjà pris place et ma soeur a démarré la voiture quand, désireux de la garder encore plus longtemps, je m’appuie sur la portière avant gauche pour lui dire quelques mots. Une lumière vive s’allume soudainement sur le trottoir à quelques mètres et s’avance vers nous, telle une moto ramenée par deux ou trois personnes. Quels sont les risques que ces gens soient des braqueurs, me demandai-je, debout à côté du véhicule, en fixant la lumière et en fermant lentement la portière comme pour protéger les passagers ? J’ai ma réponse quand je vois un homme me pointer de son arme quelques secondes plus tard.
Deux secondes passent avant que je comprenne la situation. Devant moi s’agitent deux hommes, l’un portant un casque et l’autre habillé d’un débardeur. Ma soeur crie et je vois ma mère, qui m’attendait devant la barrière, sortir, tout de blanc vêtue, et appeler au secours au milieu de la rue, d’une voix retentissante, en agitant les bras. Impassible, je ne bouge pas du chemin, mon esprit parcouru par plein d’idées sur l’authenticité de l’arme, sur la possibilité de réagir. J’entends aussi en mémoire la voix de ma mère raconter, quelques minutes plus tôt, l’histoire d’un homme ayant été assassiné pour avoir résisté à des ravisseurs. “M’ap tire w’ wi!” (je vais t’abattre) lance finalement l’homme armé. Ma soeur, qui s’est barrée dans la voiture, ouvre la porte et descend, pieds nus. “M’ap tire’w wi” nous répète l’homme, alors que ma mère crie encore à l’aide inlassablement à quelque distance de nous. En voyant mon neveu de 12 ans passer de l’autre côté de la voiture je l’accompagne à la barrière de chez nous et c’est là que je vis une scène que je ne suis pas prêt d’oublier.
Devant la voiture, ma soeur n’a pas bougé. L’homme armé la tient et lui lâche deux mots qui me transpercent l’âme : “Ann’ale” (Allons-y!) Allons-y? L’homme voulait-il partir avec ma soeur? L’idée de ne plus la revoir me fit trembler de tout mon être et regardant ma mère crier encore plus fort pour ses enfants, je m’approche de l’homme en répétant, à plusieurs reprises un mot rempli de peine, de supplication, de douleur et d’amour:”noooon…. nooon… noooon…”. Je dis ce mot à plusieurs reprises alors qu’il me pointe de son arme et que je marche calmement vers lui et ma soeur… Quand j’attrape finalement ma soeur par le bras, quelque chose change dans les yeux du ravisseur; l’homme armé la lâche et recule… Ayant noté ce changement, je dis à ma soeur: “ale,ale” (va-t-en, va-t-en). Elle hésite, regarde dans la voiture et voit son fils de 4 ans sur le siège arrière. Je lui répétai alors d’un ton rassurant: “Ale.” Elle s’écarte légèrement de l’homme alors que j’ouvre la porte. “Viens” : dis-je à mon neveu. Celui-ci dont les yeux montrent la peur et l’incertitude s’enfonce encore plus dans le siège arrière en me voyant lui tendre la main. Ma mère me rejoint et je lui répète : “Viens, Viens.” Finalement il s’approche du siège avant, je le passe à ma mère qui le tend à ma soeur. Après m’être éloigné de la voiture, j’entends ma soeur murmurer : “mon sac.” Je reviens alors vers le siège avant et j’attrape le sac qui détient son ordinateur portable de travail. Une fois que nous nous sommes tous éloignés, les hommes armés, qui sont restés à l’écart et qui n’ont plus dit mot, s’emparent de la voiture et s’enfuient.
Une semaine après cet événement, de retour à Montréal, je reçois un message de ma mère qui me remercie et me dit que ma réaction m’avait été inspirée par Dieu. Mais c’est elle que je remercie de nous avoir, tout le long de notre vie, appris qu’il n’y a pas de plus grand amour que celui partagé par les membres d’une même famille. Durant mes années à l’école, un message était souvent véhiculé dans les cours de catéchisme : “Dieu est Amour.” C’est l’amour de ma mère pour ses enfants qui lui a donné le courage de s’exprimer seule au milieu de la rue pour leur sécurité . C’est l’amour de ma soeur pour moi qui l’a menée à ouvrir la portière alors qu’elle était en sécurité dans la voiture. C’est mon amour pour ma soeur et ma mère qui me portait et m’a encouragé à m’approcher de l’homme qui a peut-être tout ressenti… Si Dieu est Amour, il était sûrement avec nous.
Ma famille n’est pas la seule à avoir vécu des événements de la sorte en Haïti. Durant les dernières semaines à Port-au-Prince, plusieurs se sont fait attaqués, enlevés ou volés. Certains ont même péri sous les armes. Bien que lourde d’amertume et de traumatisme, cette expérience est l’une de celles ayant eu l’issue la plus heureuse: cinq membres d’une même famille sains et saufs, sans aucune égratignure… Le soir même, j’avais identifié à mon ami le facteur d’insécurité comme raison principale me gardant de revenir m’établir au pays.”Je ne saurais l’accepter, je la dénoncerais” dis-je sous le regard de ma soeur, de ma mère et de mon oncle. Quelques heures plus tard, poussé par l’amour des miens, je ne puis que m’avancer, calmement vers l’attaquant, les mains nues, ayant comme bouclier que ce sentiment. J’aime Haiti. Je la regarde pourtant de loin, comme nombre de mes frères, immobilisés par un sentiment d’impuissance, alors que ses ravisseurs la tirent encore plus dans la pénombre… Le vrai drame haïtien est peut-être que nous l’aimons pas assez…